Il y a des rencontres qui vous submergent comme une vague inattendue, qui vous laissent tremblante, le cœur battant et les yeux embués. Ma rencontre avec Morgane Perceval appartient à ces instants suspendus où le temps se dissout.
Lundi 9 novembre, sa boutique était fermée. Les chaises empilées, la lumière éteinte. Pourtant, Morgane m’a ouvert. Juste pour moi. Grâce à la gentillesse de l’émérite attachée de presse Magali Buy et Louise-Adélaïde de l’Office du Tourisme d’Annecy qui, avec son équipe, se démène chaque jour pour faire rayonner les artisans de la région.
Morgane a poussé la porte de son salon de thé à Sevrier et m’a accueillie avec cette chaleur qu’on réserve aux amies. Là, dans ce cocon de douceur qu’elle a mis trois ans à imaginer, elle a posé devant moi un plateau de ses créations emblématiques. Puis elle s’est assise face à moi, son regard ancré dans le mien. Parce que pour Morgane, le regard est tout. C’est sa façon d’entendre le monde, de le comprendre, de le ressentir.

Morgane a 29 ans. Elle est malentendante depuis toujours. Elle est aussi la plus belle leçon de vie que j’ai reçue à Annecy. Une warrior qui ne se proclame jamais comme telle, qui avance sans bruit mais avec une force qui pourrait déplacer les montagnes d’Annecy. Son histoire m’a touchée au plus profond de mon être. Rien ne l’a arrêtée pour bâtir son rêve. Jamais. Ni les regards parfois gênés, ni les portes qui se ferment, ni même les masques du Covid qui lui ont arraché sa façon de lire sur les lèvres.
L’épiphanie chocolatée
Tout commence par un reportage sur le chocolat, un soir ordinaire de ses 14 ans qui se révélera fondateur. Une image la foudroie, réveille en elle quelque chose qu’elle cherchait sans le savoir. Avant, elle tâtonnait, explorait les métiers manuels : « J’ai toujours voulu faire un métier manuel. J’ai fait énormément de portes ouvertes dans la menuiserie, bijouterie, etc. Mais il manquait quelque chose. »
Et puis, vint le chocolat : « Je suis tombée sur un reportage. Tout de suite, ça m’a happée », me raconte-t-elle, les yeux qui brillent. « J’ai dit à mes parents que ça devait être un rêve de faire ce métier-là. »
Ses parents ont senti que ce n’était pas un caprice mais une vocation qui cognait à la porte. Ils l’ont poussée à faire un stage de découverte chez Le Criollo, à Chalezeule. Ce sera l’illumination définitive.

Morgane trouve enfin sa place au milieu des effluves de cacao. Élevée dans une famille où le goût, la gastronomie française et la convivialité étaient très importants, Morgane possédait déjà les qualités pour être pâtissière : manuelle, curieuse, perfectionniste. Il ne lui manquait que l’étincelle. Elle venait de la trouver.
Le compagnonnage du silence
CAP pâtisserie, mention complémentaire, CAP Glace puis BTM. À 16 ans, elle commence son apprentissage et plonge dans le grand bain. Dix années d’expérience intense à bouger partout en France, à chercher les meilleurs ( Meilleurs Ouvriers de France et Champions du Monde de la Pâtisserie) pour se former auprès d’eux : “J’ai commencé mon apprentissage chez Pelen à Lons le saunier, puis à Lyon chez « Délice des sens » où je suis restée deux ans. Après, direction Perpignan chez Olivier Bajard, Meilleur Ouvrier de France. Et enfin Annecy, chez Philippe Rigollot.”
Elle ajoute : “Le chef Rigollot m’a énormément appris la discipline et la perfection à chaque gâteau. Au gramme près, ne pas avoir trop de défauts. Quand on vend une belle pièce de pâtisserie, il faut être rigoureux à chaque dosage, à chaque décor. »
Cette pâtissière émérite s’est spécialisée dans tous les domaines afin de connaître tout le savoir-faire de la pâtisserie. Mais voilà la question qui me brûle : Comment suivre les formations, comprendre les instructions dans le chaos d’un laboratoire quand on est malentendant ? Elle me confie alors : “ Ma plus grosse difficulté, c’était la scolarité. Les professeurs parlent souvent en étant face au tableau, la lecture labiale est donc impossible, c’était très difficile. De plus en arrivant à l’école hôtellerie, n’ont pas été bienveillant, 1 semaine après la rentrée je me suis retrouvé chez le proviseur avec mes parents pour me dire que je n’avais pas à me retrouver dans leur établissement, mon handicap les dérangeaient, heureusement mes parents ont été ferme et insisté que ma place devait rester là”.
Mais ce que je trouve particulièrement touchant, c’est le retournement qu’elle me raconte ensuite : “Quand je suis arrivée en apprentissage, au contraire, ça m’a facilité. Mes anciens patrons faisaient très attention. L’avantage, c’est que j’étais très à l’écoute et je faisais attention autour de moi. Parfois, je gagnais beaucoup de temps par rapport à quelqu’un d’autre en apprentissage car je regardais bien les gestes pour comprendre.”

Ce qui aurait pu la décourager, l’a forgée. Son handicap est devenu son super-pouvoir. Là où les autres entendent des mots qui s’envolent, elle observe des gestes qui s’impriment dans sa mémoire visuelle avec une acuité bluffante.Elle a développé une intelligence gestuelle hors du commun, une capacité d’observation microscopique qui lui permet de capter ce que les oreilles ne peuvent retenir : “Après, ça dépend des entreprises. Certains laboratoires sont très petits, avec beaucoup de monde, beaucoup de bruit. Ça peut me déranger pour me concentrer et bien faire mon travail. Dans les entreprises où c’est plus grand, plus espacé, c’est beaucoup plus facile pour moi. Parfois, pour être bien adaptée, il faut savoir choisir son environnement de travail.”
Puis, le COVID a frappé…
Et puis le Covid a frappé. Pour le monde entier, c’était l’épreuve. Pour Morgane, c’était l’effondrement d’un équilibre fragile durement conquis : “Après, le Covid a frappé. Et là, ça a été extrêmement dur pour moi. Parce qu’avec un masque, il était très difficile de communiquer. Je ne pouvais plus lire sur les lèvres.”
Cette bouche qui était sa fenêtre vers les autres, sa façon de comprendre, de décoder disparaît derrière un bout de tissu. Elle a dû réapprendre, inventer d’autres façons de communiquer, décoder autrement à cause du masque : “Ma surdité m’a permis de développer le sens du regard, mon ressenti, ma sensibilité.”
C’est exactement cette sensibilité exacerbée qui fait que ses pâtisseries visent toujours juste, que ses créations sont parfaitement équilibrées, que les saveurs sont marquées, que les textures communiquent avec poésie. Parce qu’elle ressent tout différemment. Plus intensément. Plus profondément. Avec une acuité sensorielle que peu possèdent.
Le rêve prend racine
Après ces dix années à apprendre, à bouger, à absorber tout ce que les plus grands pouvaient lui transmettre, Morgane sent que le moment est venu de concrétiser ce projet de vie qu’elle porte en elle depuis ses 16 ans.
Trois ans à construire son rêve pierre par pierre : “J’avais fait un gros travail pendant six mois sur l’étude de marché, connaître les envies des clients à Sevrier etc. Et ensuite, dès que j’ai trouvé le local, il a fallu faire des travaux parce que c’était un local brut. Il n’y avait que du béton et il a fallu tout imaginer, aménager le labo et la boutique.”
Fin juillet 2023, “Morgane Pâtisserie”, salon de thé convivial et chaleureux ouvre enfin ses portes à Sevrier.
Et ce qui est encore plus bluffant, avec une équipe restreinte, c’est qu’elle fait absolument tout elle-même. Les pâtisseries évidemment mais aussi les chocolats et les glaces : “J’ai passé un CAP glace pour. Je m’occupais des poches de glace et je transformais les fruits en glace.” Les brunchs du week-end également. Rien n’est acheté, rien n’est importé. Tout est fait maison avec des produits locaux et de qualité.
La révolution silencieuse
Aujourd’hui, Morgane emploie 7 personnes, apprenties comprises. Une équipe qu’elle a d’abord voulue 100% féminine, deux salariées dont une apprentie au départ. Et elle a instauré quelque chose de simple et de transparent avec son équipe : se parler face à face lorsqu’il y a quelque chose qui ne va pas. : “Il n’y a jamais eu de soucis avec mon équipe dû à mon handicap. L’avantage, c’est que ça nous permet d’avoir toujours une très bonne communication. Je pense qu’au moment de l’entretien où on s’est rencontrés, ils ont compris que j’avais un handicap. Il y a des personnes que ça gêne, notamment mon accent, et au contraire il y a des personnes qui vont être très attentionnées.J’explique mon besoin et ils s’adaptent très vite.” souligne-t-elle.

Son accent, c’est celui que produit inévitablement sa surdité : “J’ai très souvent des clients, quand ils viennent pour leur premier achat qui me demandent tout de suite, vous venez d’où ? Et dans leur regard, je vois qu’ils sont gênés par mon accent dû à mon handicap. Souvent, je vois qu’il y a des clients qui ne sont pas contents.”
Elle lit dans les regards comme d’autres lisent dans les livres. Elle déchiffre les malaises, les gênes, les jugements silencieux. Et elle ne se cache pas. Elle explique, patiemment, avec cette dignité tranquille qui force le respect : “Dans tous les cas, je sais que je peux compter sur mon équipe. Si j’ai besoin d’aide pour passer un coup de fil, ils répètent derrière moi afin que je comprenne. Elle est toujours là.”
Le petit cocon et ses rituels sacrés
“J’apprécie beaucoup mes clients”, me confie Morgane. Les habitués du quartier, les familles du vendredi, chacun trouve ici son rituel. “C’est un petit cocon, la cerise sur le gâteau.” Car ce n’est pas qu’une boutique qu’elle a créé, c’est un lieu de vie.
L’école est à deux pas. Les enfants s’y réfugient après la sortie, attirés par les gaufres chaudes qu’elle prépare désormais : “J’ai acheté un gaufrier pour leur proposer quelque chose de chaleureux. Les mamans, elles, prennent leur cinnamon roll, dont la recette a été importée d’Angleterre par une pâtissière de l’équipe : c’est un peu la star du petit déjeuner.”
Les projets bouillonnent : développer la pâtisserie, imaginer un Tea Time, proposer un goûter de mignardises. Côté matières premières, Morgane reste fidèle au terroir, avec une touche venue de Normandie pour la crème et le beurre de qualité.

Pour créer, elle s’appuie sur les tendances et l’écoute de ses clients : “Les gens veulent ce qui est dans l’air du temps. Avec mes expériences, j’ai beaucoup de recettes à leur proposer.” Son processus est méthodique : choisir une base,vanille, chocolat, poire, travailler textures et compositions, prévoir croquant, moelleux, crémeux, tester, ajuster. Rien ne sort en vitrine sans être validé : “Même si ça me plaît, je veux que ça plaise aussi à d’autres.” À l’écoute, elle propose une gamme variée : chocolats, pâtisseries, glaces qu’elle réalise elle-même après avoir passé un CAP dédié.
Et quand on lui demande sa référence en pâtisserie, la réponse fuse : “Nina Métayer. Une femme qui a bâti un vrai business et est devenue meilleure pâtissière du monde. Elle m’inspire énormément.”
Les créations signature
La pâtisserie Griotte fait partie de ses créations emblématiques. Un parfait trompe l’œil composé d’un sablé cacao avec un biscuit au chocolat, une marmelade avec des cerises amarena, une mousse de vanille. Le tout trempé dans une coque au chocolat au colorant de betterave car Morgane n’utilise pas de colorant artificiel.

Mais ce sont les vachettes guimauves en chocolat dans leur écrin décorée aux couleurs de la Haute-Savoie, qui ont conquis le cœur des Savoyards : “C’est un peu la spécialité. Il y a beaucoup de clients qui viennent à la boutique juste pour chercher la petite boîte. C’est une dessinatrice, Luanna qui fait des BD pour les enfants. Elle est sur Aix-les-Bains, je lui ai proposé l’idée.”
L’avenir qu’elle imagine
Quant à l’avenir de la pâtisserie, Morgane est lucide : “Il y a beaucoup de pâtisseries qui se sont adaptées aux nouvelles habitudes alimentaires, aux problèmes de santé. C’est-à-dire sans lactose, sans gluten, parce qu’il y a de plus en plus de consommateurs qui ont ces soucis. D’ailleurs, c’est la première fois que j’ai fait un gâteau de mariage sans lactose, sans gluten. Et c’était assez intéressant. La pâtisserie continuera d’aller en ce sens”.
Elle croit aussi à la simplicité : “Je pense qu’il est très important de garder des parfums simples et de ne pas chercher à mélanger trop de parfums, parce qu’on peut être très vite perdus.” Son travail trouve sa force dans la lisibilité de ses créations.
Quand je lui demande si elle a déjà songé à me proposer des cours de pâtisserie, elle me répond : “J’ai déjà proposé des cours de pâtisserie, mais aujourd’hui c’est plus compliqué : je gère seule toutes les problématiques de l’entreprise. Or ces cours demandent des journées très intenses et une grande disponibilité. Pour l’instant, je n’ai pas encore la capacité de les reprendre.”
Et puis vient la question des formations pour ceux qui ont un handicap. Sa réponse me bluffe par sa lucidité et son désir de changer les choses : “Quand j’ai passé mon BTM, beaucoup de recettes enseignées étaient très traditionnelles et assez éloignées de ce que l’on pratique réellement en entreprise. Par exemple, au moment de mon diplôme, je n’ai jamais appris à réaliser un gâteau sans gluten. On accuse un certain retard, et cela ne concerne pas seulement la pâtisserie : c’est vrai aussi pour la gestion, la comptabilité ou les ressources humaines, qui ont énormément évolué ces dernières années. Les écoles devraient être davantage en phase avec la réalité actuelle. Il faudrait aussi qu’elles s’adaptent aux différents profils, notamment aux personnes sourdes et muettes, afin de rendre la formation plus inclusive et mieux adaptée à chacun. »Plus inclusive ». Cette femme qui a dû se battre pour chaque diplôme rêve d’un monde où d’autres n’auraient pas à affronter les mêmes obstacles”.
La dégustation : un concentré de justesse
Et puis vient ce moment sacré où les mots ne suffisent plus, où il faut fermer les yeux et se laisser porter par les saveurs. Morgane pose devant moi ses créations emblématiques. Ses pâtisseries sont élégantes, soignées, régulières. À la dégustation, elles sont lisibles avec un bon jeu de textures et les saveurs sont bien marquées.
L’excellent flan
La texture de l’appareil, caramélisé en surface, bien vanillé et peu sucré présente une légère résistance, tout en étant mi-ferme, mi-onctueux avec une légère mâche contraste avec la pâte feuilletée caramélisée très fine, étalée sur trois millimètres, très bien cuite, sans aucune sensation de lourdeur. De subtiles notes beurrées s’envolent délicatement sur le palais pour plus de gourmandise.

La tarte au citron meringuée
Inspirée de la Key Lime Pie, Morgane mêle citron jaune et citron vert pour jouer entre acidité et amertume. Une marmelade avec écorces apporte de la mâche et un tonus amer qui rectifie la sucrosité de la meringue et apaise l’acidité. Le croustillant granola noisette, gianduja, pécan ajoute du caractère, soutient la mâche et exalte les arômes.

L’entremets chocolat
Il me bluffe par sa légèreté aérienne. Le croustillant chocolat, ponctué de noisette et de pécan, structure la mâche et intensifie les arômes. Il contraste avec le moelleux du biscuit, l’onctuosité du crémeux et la mousse au chocolat noir bio, profonde et boisée. Une pointe de fleur de sel éclate en fin de bouche, rehaussant relief et longueur. Une belle finesse en bouche.

La Cerise en trompe-l’œil
Intensément fruitée et légère. Le cœur de cerises confites amarena apporte fraîcheur, légèreté, moelleux et intensité fruitée. Tout en étant . La mousse vanille apporte rondeur, le biscuit chocolat texture et la coque fine et craquante accentue le contraste de textures. Une cerise qui raconte une histoire, joue avec les sens, surprend et réconforte.
Les guimauves vachettes


De petites merveilles ! une coque chocolat au lait fine craque et laisse entrevoir son cœur de guimauve aérien et fondant à la vanille, raisonnablement sucré. Pas de sensations de lourdeur ou de sucrosité exacerbée. c’est parfaitement maîtrisé.
L’émotion qui demeure
Morgane, c’est une leçon de vie. Gustativement, tout était franchement délicieux et très bien équilibré. Mais au-delà du savoir-faire indéniable, il y a cette force de caractère incroyable, cette sensibilité sensorielle exacerbée qui fait qu’elle vise toujours juste pour ses créations, qui sont un concentré d’élégance et de délicatesse.
Sa pâtisserie a une âme. L’âme d’une warrior qui a transformé sa surdité en super-pouvoir sensoriel. L’âme d’une artisane qui regarde le monde différemment et qui, de cette différence, fait naître des créations audacieuses et maîtrisées. L’âme d’une femme qui n’a laissé rien l’arrêter pour bâtir son rêve, malgré son handicap.
Morgane Pâtisserie – 355 All. des Allobroges, 74320 Sevrier ( ouvert tous les jours sauf le jeudi)